La critique de la revue "Opérette" - février 2005

« Délassements comiques »…

Connaissez-vous « Les Dé1assements comiques » ? Sans doute. C’est le nom que portèrent trois théâtres parisiens, entre 1785 et 1878, sans qu’il y ait eu toujours continuité dans le temps, ni dans l’entreprise, et pas davantage identité d’adresse : boulevard du Temple, rue de Provence, boulevard du Prince Eugène (Voltaire), et rue du Faubourg Saint-Martin. On y jouait des vaudevilles, mais l’opérette s’y installa progressivement. Hervé, bien connu des lecteurs d’Opérette, y fut chef d’orchestre entre 1857 et 1862, (relevé par N.Wild) mais on n'y créa de ses œuvres (six), qu’en 1861 et 1862 (re1evé par Dominique Ghesquière). En 1878, la dernière salle portant ce nom fut démolie et le nom tomba apparemment en désuétude.
En 1997, un groupe d’artistes reprit le nom sous la forme de « Compagnie des Délassements Comiques », avec l’objectif de présenter au public du XXIe siècle des œuvres oubliées ou méconnues du répertoire lyrique du XIXe siècle. A ce titre, la compagnie a déjà ressuscité, par exemple, La Belle Espagnole et Un drame en 1779 d’Hervé, La Chatte métamorphosée en femme, La Bonne d’Enfants et Une Nuit blanche d’Offenbach et Rita ou le mari battu de Donizetti, œuvre aussi ravissante que d’interprétation malaisée, appartenant à cette brillante partie du répertoire du musicien bergamasque, composée originalement en français. On le voit, ces nouveaux Délassements comiques n’hésitent pas à programmer aussi des choses vraiment rares.
Ce fut le cas pour leur dernier spectacle, donné du 18 septembre au 23 octobre 2004 au pittoresque Petit Théâtre de Naples; à Paris 8e, et composé de 2 actes, le premier étant La Grand’Tante, de Jules Massenet (son premier opéra - en fait, un opéra comique - représenté) et, le deuxième, Deux vieilles gardes, de Delibes.

La Grand’Tante

La Grand’Tante bénéficia à sa création des voix de Roger Capoul et de Mesdames Heilbron et Girard, et fut aimablement accueilli. On en vanta l’agréable musique, qui témoignait de fortes études musicales. L’auditeur d’aujourd’hui, qui sait ce que Massenet devint, est frappé par la présence dans la partition, de ces tournures musicales si caractéristiques qui font de Massenet le grand musicien séduisant et tendre qui a conserve tout son attrait.
Le comte Guy de Kerdrel, un officier en poste en Afrique, va jusqu’au fin fond de la Bretagne recueillir l’héritage de son oncle le marquis un vieux château avec les terres attenantes. II ne sait pas que son oncle s’était marié avec Alice, une toute jeune fille & laquelle il a légué tous ses biens par testament, pièce qu’il n’a pu signer et qui est donc sans valeur. Guy tombe amoureux de la jeune femme, d’abord très réservée, et veut lui céder ses droits. Romantiques assauts de générosité et heureuse perspective d’un mariage. La partition est pleine de trouvailles ingénieuses, qui caractérisent fort bien les protagonistes. L’ouverture, un peu longue pour une petite partition, est charmante. L’air du comte, comme sa participation au duo introductif avec la servante Chevrette (est-ce vraiment un prénom breton ?) ne prédispose pas en sa faveur. Ce maréchal des logis semble bourru et brusque, entre la bouteille et le jeu. Quel heureux contraste avec la romance mélanco1ique d’Alice, puis avec la mélodie de Guy, si typique avec son délicieux motif « Fée, ange ou femme ». Mais la ronde « Les filles de La Rochelle » de Chevrette, en façon de chanson populaire, avec ses sous-entendus, c’est du Massenet aussi ! Le grand duo, lui, montre à merveille le grand musicien que celui-ci va devenir.

Deux Vieilles Gardes

A l’instar d’Hervé, parvenant parfois à cumuler les fonctions d’organiste et de chef d’orchestre d’opérette, Delibes est répétiteur au Théâtre lyrique et organiste & St Pierre de Chaillot, lorsqu’en 1856, il est (à 19 ans !) chargé par le même Hervé de lui composer Deux sous de charbon, « asphyxie lyrique » pour son théâtre des Folies-Nouvelles ; le lamentable livret provoque la chute de la pièce, mais sa deuxième, aux Bouffes-Parisiens, est un succès mérité : c’est Deux Vieilles Gardes (1)
Le clerc de notaire Fortuné, pour attendrir un oncle radin, se fait passer pour malade. Deux vieilles garde-malade – rôles joués par deux hommes se disputent le droit veiller le pseudo-mourant et de le piller. Fortuné se venge en les incitant à boire un violent purgatif et en leur faisant croire que les papiers qu’elles ont brûlés sont en réalité des testaments en leur faveur, qu’il avait en sa possession en tant que clerc.
Toute cette heureuse partition serait à citer, à commencer par l’excellente ouverture, qui a longtemps été jouée séparément. Écrite d’une plume alerte et élégante, elle contient deux motifs pimpants et bien traités. Il y a aussi la romance « De la printanière hirondelle » de Fortuné, joliment romanesque, et deux trios, avec le testament et le « Versez, versez, moi j’aime le vin doux, versez », mais par-dessus tout l’énorme, la bouffonne polka « Viv’ la polka, moi j’raffol’ de c‘pas-là » qui fut longtemps jouée et dansée avec rage dans tout Paris. L’ouvrage a bénéficié de plusieurs reprises au théâtre et à feu l’ORTF ; il est extrêmement réussi.

Les récentes représentations

La troupe des Délassements comiques est actuellement formée de trois chanteurs : Delphine Renard et Sylvie Épifanie, sopranos, et Gérard Lescure, ténor, la direction musicale et scénique étant assurée par Etienne Lemoine. Au piano alternent Marie-Catherine Leblanc et Cécile Dubois. Tous sont animés d’un grand enthousiasme et adoptent le ton qu’il faut, pourtant très différent pour chacune des pièces : la première, un opéra-comique romanesque, mais joué avec beaucoup de réalisme ; la deuxième, dans l’esprit ambigu d’Offenbach, exige une maîtrise classique des finesses de la partition, coexistant avec une donnée impitoyablement bouffonne, à jouer avec un réalisme cynique et cruel.
Devant tant de conviction et d’ardeur, j’hésite un peu à formuler la seule « critique » que l’on pourrait avancer, « pour abondance de biens » : les deux malhonnêtes gardes-malades, Mme Vertuchou et Mme Potichon sont des « rôles de ténor », dit la partition, joués à la création par Léonce - un spécialiste des rôles de femmes joués par des hommes, et Michel : un moyen d’atténuer le caractère ignoble des deux personnages en les noyant dans une sauce au soja sucrée à l’orientale : celle du ridicule total. Or, Mesdames Renard et Épifanie sont des femmes, et qui plus est fort jolies, ma foi ! et gentiment habil1ées de clair. Cela dit, si on redonne cela, allez voir et aussi écouter l’impayable langage de ces dames - sur la scène !

Robert Pourvoyeur