Connaissez-vous
« Les Dé1assements comiques
» ? Sans doute. C’est le nom que
portèrent trois théâtres parisiens,
entre 1785 et 1878, sans qu’il y ait eu toujours
continuité dans le temps, ni dans l’entreprise, et
pas davantage identité d’adresse : boulevard du
Temple, rue de Provence, boulevard du Prince Eugène
(Voltaire), et rue du Faubourg Saint-Martin. On y jouait des
vaudevilles, mais l’opérette s’y
installa progressivement. Hervé, bien connu des lecteurs
d’Opérette, y fut chef d’orchestre entre
1857 et 1862, (relevé par N.Wild) mais on n'y
créa de ses œuvres (six), qu’en 1861 et
1862 (re1evé par Dominique Ghesquière). En 1878,
la dernière salle portant ce nom fut démolie et
le nom tomba apparemment en désuétude.
En 1997, un groupe d’artistes reprit le nom sous la forme de
« Compagnie des Délassements Comiques »,
avec l’objectif de présenter au public du XXIe
siècle des œuvres oubliées ou
méconnues du répertoire lyrique du XIXe
siècle. A ce titre, la compagnie a
déjà ressuscité, par exemple, La Belle
Espagnole et Un drame en 1779 d’Hervé, La Chatte
métamorphosée en femme, La Bonne
d’Enfants et Une Nuit blanche d’Offenbach et Rita
ou le mari battu de Donizetti, œuvre aussi ravissante que
d’interprétation malaisée, appartenant
à cette brillante partie du répertoire du
musicien bergamasque, composée originalement en
français. On le voit, ces nouveaux Délassements
comiques n’hésitent pas à programmer
aussi des choses vraiment rares.
Ce fut le cas pour leur dernier spectacle, donné du 18
septembre au 23 octobre 2004 au pittoresque Petit
Théâtre de Naples; à Paris 8e, et
composé de 2 actes, le premier étant La
Grand’Tante, de Jules Massenet (son premier opéra
- en fait, un opéra comique -
représenté) et, le deuxième, Deux
vieilles gardes, de Delibes.
La
Grand’Tante
La Grand’Tante
bénéficia à
sa création des voix de Roger Capoul et de Mesdames Heilbron
et Girard, et fut aimablement accueilli. On en vanta
l’agréable musique, qui témoignait de
fortes études musicales. L’auditeur
d’aujourd’hui, qui sait ce que Massenet devint, est
frappé par la présence dans la partition, de ces
tournures musicales si caractéristiques qui font de Massenet
le grand musicien séduisant et tendre qui a conserve tout
son attrait.
Le comte Guy de Kerdrel, un officier en poste en Afrique, va
jusqu’au fin fond de la Bretagne recueillir
l’héritage de son oncle le marquis un vieux
château avec les terres attenantes. II ne sait pas que son
oncle s’était marié avec Alice, une
toute jeune fille & laquelle il a légué
tous ses biens par testament, pièce qu’il
n’a pu signer et qui est donc sans valeur. Guy tombe amoureux
de la jeune femme, d’abord très
réservée, et veut lui céder ses
droits. Romantiques assauts de
générosité et heureuse perspective
d’un mariage. La partition est pleine de trouvailles
ingénieuses, qui caractérisent fort bien les
protagonistes. L’ouverture, un peu longue pour une petite
partition, est charmante. L’air du comte, comme sa
participation au duo introductif avec la servante Chevrette (est-ce
vraiment un prénom breton ?) ne prédispose pas en
sa faveur. Ce maréchal des logis semble bourru et brusque,
entre la bouteille et le jeu. Quel heureux contraste avec la romance
mélanco1ique d’Alice, puis avec la
mélodie de Guy, si typique avec son délicieux
motif « Fée, ange ou femme ». Mais la
ronde « Les filles de La Rochelle » de Chevrette,
en façon de chanson populaire, avec ses sous-entendus,
c’est du Massenet aussi ! Le grand duo, lui, montre
à merveille le grand musicien que celui-ci va devenir.
Deux
Vieilles Gardes
A l’instar
d’Hervé, parvenant parfois
à cumuler les fonctions d’organiste et de chef
d’orchestre d’opérette, Delibes est
répétiteur au Théâtre
lyrique et organiste & St Pierre de Chaillot,
lorsqu’en 1856, il est (à 19 ans !)
chargé par le même Hervé de lui
composer Deux sous de charbon, « asphyxie lyrique »
pour son théâtre des Folies-Nouvelles ; le
lamentable livret provoque la chute de la pièce, mais sa
deuxième, aux Bouffes-Parisiens, est un succès
mérité : c’est Deux Vieilles Gardes (1)
Le clerc de notaire Fortuné, pour attendrir un oncle radin,
se fait passer pour malade. Deux vieilles garde-malade –
rôles joués par deux hommes se disputent le droit
veiller le pseudo-mourant et de le piller. Fortuné se venge
en les incitant à boire un violent purgatif et en leur
faisant croire que les papiers qu’elles ont
brûlés sont en réalité des
testaments en leur faveur, qu’il avait en sa possession en
tant que clerc.
Toute cette heureuse partition serait à citer, à
commencer par l’excellente ouverture, qui a longtemps
été jouée
séparément. Écrite d’une
plume alerte et élégante, elle contient deux
motifs pimpants et bien traités. Il y a aussi la romance
« De la printanière hirondelle » de
Fortuné, joliment romanesque, et deux trios, avec le
testament et le « Versez, versez, moi j’aime le vin
doux, versez », mais par-dessus tout
l’énorme, la bouffonne polka «
Viv’ la polka, moi j’raffol’ de
c‘pas-là » qui fut longtemps
jouée et dansée avec rage dans tout Paris.
L’ouvrage a bénéficié de
plusieurs reprises au théâtre et à feu
l’ORTF ; il est extrêmement réussi.
Les
récentes
représentations
La troupe des
Délassements comiques est actuellement
formée de trois chanteurs : Delphine Renard et Sylvie
Épifanie, sopranos, et Gérard Lescure,
ténor, la direction musicale et scénique
étant assurée par Etienne Lemoine. Au piano
alternent Marie-Catherine Leblanc et Cécile Dubois. Tous
sont animés d’un grand enthousiasme et adoptent le
ton qu’il faut, pourtant très différent
pour chacune des pièces : la première, un
opéra-comique romanesque, mais joué avec beaucoup
de réalisme ; la deuxième, dans
l’esprit ambigu d’Offenbach, exige une
maîtrise classique des finesses de la partition, coexistant
avec une donnée impitoyablement bouffonne, à
jouer avec un réalisme cynique et cruel.
Devant tant de conviction et d’ardeur,
j’hésite un peu à formuler la seule
« critique » que l’on pourrait avancer,
« pour abondance de biens » : les deux
malhonnêtes gardes-malades, Mme Vertuchou et Mme Potichon
sont des « rôles de ténor »,
dit la partition, joués à la création
par Léonce - un spécialiste des rôles
de femmes joués par des hommes, et Michel : un moyen
d’atténuer le caractère ignoble des
deux personnages en les noyant dans une sauce au soja sucrée
à l’orientale : celle du ridicule total. Or,
Mesdames Renard et Épifanie sont des femmes, et qui plus est
fort jolies, ma foi ! et gentiment habil1ées de clair. Cela
dit, si on redonne cela, allez voir et aussi écouter
l’impayable langage de ces dames - sur la scène !
Robert Pourvoyeur